Melmoth | And the death breathes by your side

depuis combien de temps vivez-vous à springwood ?
Je n’ai pas compté. Ou alors je l’ai oublié. J’ai aménagé après le décès de mon père, voulant m’éloigner de New York, de la folie grouillante d’une si grande ville, de la maison dans laquelle j’avais grandi. J’étais incapable d’y vivre. Alors je l’ai vendu. Viviane m’a suivi avec tout l’amour qu’elle me portait. Un médecin comme elle n’aurait pas de difficulté à trouver du travail ailleurs. J’ai cherché un autre emploi, bibliothécaire par exemple… et j’ai trouvé à Springwood. Si je me force un instant… Oui, c’était peut-être il y a cinq ans. En 2015. Viviane est morte deux ans plus tard après avoir fait une fausse couche. C’est là que les cauchemars ont commencé.

avez-vous entendu parler des étranges histoires que l'on raconte en ville sur le tueur de crystal lake, du tueur en série d'haddonfield ou encore du tueur pédophile mort brûlé dans les années 80 ?
Vous ne savez pas le nombre de demandes étranges que me font les lecteurs. Les premières années où je travaillais à la bibliothèque de Springwood, ce genre de requêtes étaient rares. Je les voyais pourtant passer régulièrement : des ouvrages à consulter, des journaux à feuilleter. Et les noms se sont mis à revenir, éveillant ma curiosité. On ne peut pas dire que je sache tout. Les documents des archives sont bien trop lacunaires, mais j’en ai entendu parlé. Et ils se sont mis à hanter mes nuits, rongeant mon sommeil fragile comme des monstres affamés.

de quoi avez-vous peur ? commencez-vous à faire d'horribles cauchemars ?
Je fais des cauchemars depuis le décès de ma femme. Cela fait trois ans à présent. Si au début ils n’étaient rien d’autres que des cauchemars, ils me semblent devenir de plus en plus réalistes, de plus en plus terrifiants. J’ai peur de cette nuit-là, celle où je l’ai perdue noyée dans son propre sang. Je n’ai toujours pas compris ce qui était arrivé. Les médecins ont conclu que c’était sa fausse couche qui avait entraîné un arrêt cardiaque, mais c’était bien plus étrange que ça. J’ai peur de vivre seul pour toujours, de mourir seul, j’ai peur de la folie qui me guette à force de cauchemars, à force du manque de sommeil. J’ai commencé à m’initier à la botanique et à l’ésotérisme. Peut-être que ça m’aidera. Je mélange parfois des plantes pour pouvoir trouver le repos, ne me souvenir de rien. Cela ne fonctionne jamais très longtemps. Je parle à Viviane encore, parfois. Souvent. Il me semble que je la vois, qu’elle m’accompagne. Mais le sang finit toujours par couler. Elle m’accuse. Elle pense que je l’ai tuée. Je ne le supporte plus. Elle finira par me convaincre de l’impossible.
Et on finira par brûler le sorcier que je suis devenu.

ça brûle. La lame a laissé une entaille rouge sombre sur la paume de ma main. Je la serre au-dessus du broc afin d’y faire couler quelques gouttes de sang. Le liquide se dépose sur les feuilles de sauge et d’aubépine, sur les grains d’amethyste. Je m’empare du pilon pour écraser et mélanger le tout, mais je suspends mon geste. Quelle est la formule déjà ? Mince… j’ai oublié. Je feuillette mon petit carnet sur lequel j’ai inscrit les recettes qui m’intéressaient. Je suis un débutant. Je ne sais même pas s’il existe un sabbat par ici. Je n’ose pas demander ou me renseigner. J’ai peur de passer pour un dingue. J’ai peur qu’on me brûle sur un bûcher. Il vaut mieux que j’aille m’occuper de ma serre. Je fais pousser moi-même les plantes, je m’essaies aux alambiques, à la distillation. Ce n’est pas très concluant pour le moment, mais je persévère. Je suis persuadé qu’il s’agit du seul moyen de les éloigner. Ces monstres de la nuit, tapis dans les ombres. Ils ne m’auront pas. Je refuse.
Mon arrière-arrière-arrière-grand-mère paternelle a été brûlée en Angleterre. Ses croyances n’étaient pas celles qu’il fallait. Elle était une femme, beaucoup trop indépendante. Jamais mariée, elle a élevée sa fille seule. Elle était trop perspicace. Alors des hommes l’ont brûlée. Mon père m’a raconté tout ça sur son lit de mort. Je descends d’une famille de puissantes sorcières d’après lui. Moi je crois qu’il s’agissait simplement de femmes trop différentes pour être comprises. Pourtant, je me raccroche à cette légende aujourd’hui, comme si c’était ma dernière planche de salut. Personne ne m’a initié. Je me forme seul. L’apprentissage est difficile et je ne sais pas si ce sera utile. Il est probablement déjà trop tard. Je sais que je vais mourir.
Depuis quelques temps, je me surprends à me souvenir de mes études à Cambridge. J’étais un jeune homme insouciant, avide de savoir… et beau parleur. J’excellais sans trop d’efforts aux examens. J’aurais pu devenir un professeur renommé en Angleterre, mais j’avais dû tout arrêter. J’avais juste eu le temps de valider mon diplôme, je rentrais déjà à New-York pour accompagner mon père. J’ai été embauché au MET comme guide-conférencier. C’est là que j’ai rencontré Viviane. Elle avait suivi plusieurs fois mes visites, j’avais fini par l’inviter à sortir. Notre histoire d’amour avait tout du conte de fée. Jusqu’à la mort de mon père. Une lente descente aux enfers qui s’est terminée par une double mort, celle de Viviane et de notre enfant. J’ai essayé de me jeter un sort pour oublier tout ça, en vain.
Je suis un piètre sorcier.
Je tourne une page de mon carnet. Ah voilà. J’inspire. Je récite la formule en tournant le pilon dans le sens des aiguilles d’une montre. Je n’invoque pas de dieux. Ni le dieu cornu, ni une déesse comme Hécate ou Frigg. Je ne sais pas, j’aurais l’impression de les déranger avec mes petits essais infructueux. Peut-être que je devrais… Peut-être qu’il faut leur faire confiance pour que cela fonctionne. Je ne sais pas.
Je sais juste qu’il est tard. Je suis épuisé. Mais j’ai peur d’aller me coucher.
Est-ce que je suis devenu fou ? À l’extérieur, je donne le change. Je reste le jeune homme qui n’a pas peur de parler aux gens, qui répond avec patience aux questions les plus stupides, qui est curieux de tout. Parfois, il m’arrive de m’essayer à l’amitié, aux relations charnelles, tout ça tourne vite court. Dans la ville, je suis le veuf maudit. Impossible de laver cette étiquette. S’ils savaient ce que je trafique dans ma cave… potions et fleurs séchées, sachets de mousseline et cristaux en tout genre… Est-ce que je suis devenu fou ?
Il est tard. Je suis épuisé. Mais j’ai peur d’aller me coucher.